La semaine dernière avait lieu l’Université d’Hiver du Barreau de Paris. À cette occasion, le Ministre de l’Economie, Emmanuel Macron, s’est exprimé sur son projet de loi visant à réviser le cadre des professionnels du droit en créant, notamment, un statut d’avocat en entreprise, et en permettant l’ouverture du capital des cabinets d’avocats aux professionnels du chiffre.
Ce projet de loi inquiète la profession, et il a suscité beaucoup de réactions de la part des avocats et des instances qui les représentent, réactions de rejet pour la plupart.
À la tribune, Emmanuel Macron le défendait en ces termes « Je veux que l’esprit de conquête anime les professions du droit ». Sur la blogosphère, les résultats d’un sondage mené par Hub Avocat ont montré que 80% des 10.000 avocats interrogés étaient hostiles à ce projet de loi. En réponse au tweet de l’un d’entre eux, j’ai posé cette question « l’esprit de conquête vous a-t-il inspiré ? » et sa réponse fut sans appel :
« À se tromper de cible, on se trompe de combat, et on finit par perdre »
Je n’étais pas certain de bien comprendre le message, alors j’ai choisi de me taire, et d’observer. Deux tendances ont fini par apparaître :
– de plus en plus d’avocats reprenaient les résultats du sondage pour appeler à « résister » contre le projet de loi ;
– des divisions ont commencé à apparaître au sein des avocats, en particulier une opposition entre le barreau de Paris et les barreaux de provinces, comme en témoigne par exemple l’article de Maître Sébastien SALLES, Avocat , Membre du Conseil de l’Ordre des avocats de Marseille.
En tant qu’observateur neutre, formé à l’analyse du comportement humain, ces tendances m’ont rappelé mes cours de systémique et d’analyse transactionnelle.
Comme son nom l’indique, la systémique est l’étude des systèmes. Qu’ils soient dynamiques, mécaniques ou humains, les systèmes répondent tous à des lois fondamentales. La première d’entre-elles est celle dite de « l’homéostasie du système ». Cela signifie que lorsqu’en tente de lui imposer un changement, le système va déployer une force contraire pour revenir à son équilibre : si l’on jette une pierre dans un lac, ce dernier va produire de petites vaguelettes concentriques pour finir par revenir à son état d’origine ; de même lorsqu’on veut forcer quelqu’un à faire quelque chose, il va forcer dans l’autre sens pour ne pas avoir à le faire (tous les parents connaissent cela).
L’autre loi fondamentale, c’est celle de « l’holomorphie du système », qui postule que la totalité du système se reflète dans chacune de ses parties, et inversement. Le corps humain, par exemple, est composé d’un ensemble de cellules qui dans le même temps portent en elles-mêmes la totalité de son ADN.
En quoi tout cela peut-il être éclairant en l’espèce ?
La loi de l’homéostasie du système est illustrée par les actions mises en place par les avocats pour s’opposer au projet de loi. S’il était adopté en l’état, il en résulterait en effet des bouleversements profonds pour la profession d’avocat, envisagée ici en tant que système, et le système tente de retrouver son équilibre.
Eric Berne, père fondateur de l’analyse transactionnelle, démontrait d’ailleurs dans « Structure et dynamique des organisations et des groupes » que l’on mesure la cohésion d’un groupe aux forces que ses membres sont prêts à déployer pour maintenir le statu quo.
Chaque groupe d’individus est délimité par des frontières (voir schéma ci-dessous). Il y a d’abord la frontière externe, qui marque la séparation entre le groupe lui-même et son environnement. Mais il existe aussi des frontières internes, entre les différents membres du groupe.
En l’occurrence, dans le groupe « avocats » il y a une frontière externe qui précise quelles conditions doivent être réunies pour appartenir à ce groupe, et il y a les frontières internes, qui répartissent les avocats en barreaux, qui se distinguent eux-mêmes de l’organe central qui les représente : le C.N.B.
Le projet de loi représente clairement une menace pour la frontière externe du groupe. C’est pourquoi tant d’avocats appellent à « résister ». Mais dans l’analyse d’Eric Berne il y a une autre donnée fondamentale à prendre en considération : la théorie des excédents.
Eric Berne part du principe qu’il y a 3 types de groupes :
– les groupes de combat : ceux qui doivent lutter pour préserver leur frontière externe
– les groupes de processus : ceux qui connaissent des luttes intestines et dont les frontières internes sont instables
– les groupes de travail : ceux qui se concentrent sur leur activité principale
En vertu de la théorie des excédents, l’énergie que le groupe dépense dans un sens ne peut plus être déployée dans les deux autres. Autrement dit, si le groupe consacre 80% de son temps à lutter pour préserver sa frontière externe, il ne lui reste que 20% de son énergie pour se concentrer sur son activité principale ou pour canaliser les oppositions qui apparaissent en son sein.
Par conséquent « à se tromper de cible, on se trompe de combat » peut vouloir signifier que si la profession se divise et dépense beaucoup d’énergie dans l’opposition « Barreau de Paris / Barreaux de province » (groupe de processus), elle risque de fragiliser sa frontière externe, et faute de parler d’une seule et même voix (groupe de combat), manquer d’influer sur le projet de loi.
Quid de l’holomorphie du système ?
À écouter les prises de parole des avocats, on observe que beaucoup d’entre eux craignent que le projet de loi ne modifie radicalement l’ADN de leur profession.
On touche en effet à l’identité de l’avocat, à ce qui fait sa singularité, son indépendance.
Julian Baggini est un journaliste et philosophe qui s’interroge précisément sur les complexités de cette notion d’identité.
Pour lui, nous sommes plus que le résultat de la somme des parties qui nous composent. Nous ne sommes pas simplement un amas de cellules, nous sommes aussi la rencontre d’éléments immatériels : nos souvenirs, nos sensations, nos désirs et nos croyances. Ils font ce que nous sommes, et nous évoluons avec eux, et avec le temps.
Pour illustrer son propos, il donne l’image d’une cascade en pleine nature. Ce qu’on appelle « cascade » n’est rien d’autre que le mouvement continuel d’une infinité de gouttes d’eau. Certes, l’eau, ce sera toujours deux atomes d’hydrogène accrochés à un atome d’oxygène, mais la cascade, c’est bien plus que cela. Elle n’est pas figée, elle bouge tout le temps.
Lorsque j’étais adolescent, au début des années 90, mon père m’a dit un soir avec beaucoup d’amertume « aujourd’hui ma profession est devenue un métier ». Ce jour-là, pour la première fois de sa vie d’avocat, il avait dû établir une facture en lieu et place de la traditionnelle note d’honoraires qu’il adressait jusqu’alors à ses clients. « Un métier c’est quelque chose qu’on exerce, une profession quelque chose qu’on épouse », a-t-il rajouté ensuite, pour m’expliquer.
Sa profession était en train de changer de visage, pour aller vers de nouveaux désirs, de nouvelles sensations et de nouvelles croyances.
Son ADN était certes là, dans son étymologie : « ad vocare ». Être avocat, c’était toujours « parler pour ». Et pourtant, son identité était en train de changer.
Elle n’a pas cessé de changer depuis, au fil des ans et des réformes qui lui succédèrent. Il suffit de jeter un œil à l’évolution des chiffres clé de la profession ces dix dernières années pour s’en convaincre.
Et c’est ce qu’elle est en train de faire aujourd’hui encore.
Finalement « à se tromper de cible », cela signifiait peut-être que la cascade ne va pas dans le bon sens, et qu’il faut corriger le tir.
Alors quels désirs, quelles croyances, quelles sensations doivent caractériser la profession d’avocat de demain ?
Et surtout, quels nouveaux souvenirs les avocats ont-il envie de commencer à construire ?
Je n’ai qu’un regard extérieur, et bien évidemment ma place n’est pas de répondre à ces questions. En tant que coach pour avocats, il me semblait toutefois important de les poser, sans a priori, et dans l’espoir d’en apprendre un peu plus dans les réponses qui y seront apportées par celles et ceux qui voudront bien se prêter au jeu.